Déambuler au milieu de textes sans fi l directeur sinon celui aléatoire de la curiosité, de l’hospitalité, telle est l’invitation de ce numéro soucieux d’ouvrir notre écoute à des lignes mélodiques singulières, des voix autres : les voix de l’autre, quel qu’il fut, quel qu’il soit.
À l’heure où la peur de l’étranger, du demandeur d’asile, fût-il réfugié, menace partout de peser sur notre désir de vivre ensemble, l’écrivain autrichien Vladimir Vertlib qui a connu lui-même « l’odyssée » de l’exil depuis sa Russie natale, tourne son attention vers la figure du migrant, nouvel Ulysse naufragé. Ce que nous permettent ici les notes de son journal, par-delà l’effort à désarmer les fantasmes et les haines, c’est de mettre des mots sur l’expérience radicalement désintégratrice de celui qui fuit sa patrie déchirée par la misère et la guerre, pour sauver sa vie et tenter un nouvel avenir ailleurs. C’est de partager la souffrance de celui qui nous est lointain, de le reconnaître, de lui faire une place. Mais Vertlib ne s’arrête pas là, son hospitalité d’écriture n’est pas celle d’une belle âme qui le dispenserait d’agir : en Européen pragmatique, il retrousse ses manches pour accueillir non pas de froides statistiques mais des visages, des individus, des familles – en leur portant concrètement secours, dans un camp de transit à la frontière austro-allemande. Sans naïveté mais fort de l’espérance que la solidarité peut encore faire sens au milieu des hommes.
Apprendre à comprendre l’autre en se plongeant dans son histoire et sa culture, c’est ce que nous propose, certes sur un ton autrement plus léger, celui de la drôlerie douce-amère, Jochen Schmidt, figure de la nouvelle génération d’écrivains allemands : dans l’une de ses nouvelles franchement jubilatoires, il décrit la course effrénée d’un étranger dans les subtilités de la langue roumaine autant que dans le paysage et la mémoire mythique de Bucarest. Rendre compte du chaos de notre époque par le grotesque et la satire, tel est également le parti pris du Suisse alémanique Jonas Lüscher qui met ici en scène un universitaire allemand participant à un concours lancé par la Silicon Valley et destiné à faire l’apologie de l’ultralibéralisme, idéologie dominante s’il en est, dont son héros est devenu par opportunisme carriériste le défenseur chevronné. Dans la lignée du très remarqué Printemps des Barbares, fable farcesque et corrosive d’une modernité en perdition, le ton tragi-comique parfaitement maîtrisé de ce conte philosophique, servi par un style délibérément affecté et un rythme volontiers exténuant, n’est que l’envers d’une vision grinçante et pessimiste du « vide » vers lequel semble se précipiter notre époque contemporaine.
À la politique qui régit le monde, celle d’une globalisation porteuse de toujours plus d’exclusion, répond l’esprit de la littérature, qui vit de dissoudre les frontières et les assignations arbitraires – y compris celles dans lesquelles on l’enferme parfois. Entre le récit biographique et l’essai, la fiction et l’Histoire, c’est cet entre-deux-là que pratique Ursula Krechel, poète et dramaturge, romancière et essayiste, ici dans un beau texte, à l’écriture dense et pénétrante, sur l’écrivain allemand resté méconnu en France que fut Elisabeth Langgässer (1899-1950). Se mettre dans la peau de l’autre, faire l’expérience de ce qui n’est pas « je » : une mère, une Mischling (métisse, sang mêlé : celui dont un parent, père ou mère, est « aryen »), un écrivain censuré – d’autres solitudes que la sienne. Cette capacité à exhumer des voix étouffées, à entrer en dialogue avec elles, à questionner par-delà le temps leur parole vive et « pionnière », n’est-ce pas ce qui honore la littérature dans son lien à l’universel et sa vocation à être terre d’asile ? Dans ce numéro, un court texte donne à entendre la voix sobre et minutieuse d’Elisabeth Langgässer.
Toute pétrie d’intelligence et d’affect, la parole du poète semble parfois n’être que sa propre voix. Mais à qui sait prêter l’oreille, elle fourmille d’échos. Tournée vers une nature aux accents cosmologiques, la poésie de Silke Scheuermann s’exerce à franchir les frontières des règnes végétal et animal, du temps et de l’espace, des vivants et des morts, pour mieux y sonder « les affres » de notre existence contemporaine. Hôte et interprète des blessures muettes qu’elle perçoit dans la corruption et les métamorphoses de la nature, elle médite sur l’aveugle fuite en avant d’une humanité arrogante et industrieuse, « en équilibre sur le fil de l’épuisement » autant que sur l’éclat de ses rêves brisés. Mais comment, en dernière instance, nous maintenir dans l’impossible, dans ce presque-rien de la vie humaine ? C’est vers cet équilibre précaire que la parole de Hans Magnus Enzensberger, essentielle dans sa douloureuse et fulgurante vérité, se fraie un chemin. Celle, lucide et non moins ironique, qui depuis la fêlure de l’instant, laisse surgir le pouvoir épiphanique du verbe – ces percées de sens « minuscules », conquises « de quelques millimètres », sur l’irrémédiable finitude de l’homme.
Sophie Deltin
Sommaire
Vladimir Vertlib Let's go Europe
traduction par Carole Fily
Jochen Schmidt Roumanie, soif de totalité
suivi de Briseur de loi
traduction par Lucie Lamy
Elisabeth Langgässer
traduction par Nicole Bary
Ursula Krechel Topographie de sable et de cendre : Elisabeth Langgässer
traduction par Françoise Toraille
Jonas Lüscher La Théodicée du vide
traduction par Marie Letrange
Silke Scheuermann Skizze vom Gras
traduction par Gaëlle Guicheney
Hans Magnus Enzensberger Eventuellement
traduction par Alain Lance
COnSEIL ÉDITORIAL
Nicole Bary
Sophie Deltin
En collaboration avec
Françoise Toraille
Joachim Umlauf
Nicole Colin
Anahide Movallali