« Le style est un diagnostic du monde. » Ces propos, qui pourraient servir d’épigraphe à ce numéro, sont ceux d’Ingo Schulze – s’inspirant de l’analyse d’Alfred Döblin – tandis qu’il rendait hommage, dans un discours d’adieu, à Günter Grass (1927-2015). S’inscrivant dans l’héritage du prix Nobel de littérature 1999, inlassable polémiste et peintre sans concession de l’Allemagne, auteur du détonant Tambour (1959), cette déclaration ambitieuse est programmatique de l’art inclassable, énergique et humaniste, délibérément dérangeant qui fut celui de Günter Grass.
À l’honneur dans ces pages, des écrivains au talent singulier et irréductible témoignent de cette rencontre entre une langue et une époque. Un texte d’Emine Sevgi Özdamar d’abord, dont l’intrication déroutante des références, l’effervescence de la prose directement venue du théâtre dynamitent les frontières des registres et des genres institués. Célébrant l’art de la nature et du vivant, la voix poétique de Jan Wagner fait résonner une sensibilité tendre et mélancolique, teintée d’un humour doucement subversif.
L’univers de Georg Klein est lui tout empreint de la profondeur apocalyptique de l’Histoire. Dans l’une de ses nouvelles, une poignée de survivants – des professeurs et des enfants – se retrouvent dans un monde totalement détruit après une catastrophe. Tandis que les représentants du monde ancien peinent à se dépêtrer de leurs souvenirs, les enfants, vierges de toute mémoire, fomentent des plans d’avenir. Ils finiront par s’évader sur un radeau de fortune vers un lointain inconnu, abandonnant les vieux à leur sort scellé. Autre ton, tout de désinvolture assumée, chez Wolfgang Herrndorf où c’est un adulte qui, bravade ou simple désenchantement, s’emploie à défaire les rêves d’avenir d’un adolescent.
Alors que la peur est devenue une catégorie mentale fixant notre manière de percevoir la réalité, Annette Pehnt décline dans ses courtes nouvelles des formes
d’existence liées à ce sentiment protéiforme. Placées sous le signe du malaise diffus ou de la compulsion, les deux miniatures que nous publions ici illustrent les conséquences dramatiques, souvent absurdes, de cet affect capable de nous faire passer à côté de la vie.
Enfin, et parce que la littérature vit aussi de sa fidélité aux grands textes, Marcel Beyer nous donne en partage une lecture dense et inspirée de ce styliste génial que fut Claude Simon, Nobel de littérature 1985 et auteur de L’Acacia (1989). Sondant les enjeux d’une esthétique qui déconstruit la linéarité narrative au profit d’une recréation d’images et de souvenirs, c’est le mouvement même d’une « mémoire écrivante » que Beyer ressaisit, dans sa confrontation permanente à « la perfi die existentielle de la relation entre la réalité et l’image que nous nous en faisons ».
Sophie Deltin
Sommaire
Ingo Schulze Mon Grass
traduction par Renate Lance-Otterbein et Alain Lance
Emine Sevgi Özdamar Carrière d'une femme de ménage
traduction par Solange Arber
Jan Wagner Poèmes
traduction par Alain Lance
Georg Klein Aspiration Altwerck
suivi de Les Chevaux des enfants
traduction par Léo Thouvenin-Masson
Wolfgang Herrndorf De ce côté-ci de la Ceinture de Van Allen
traduction par Françoise Toraille
Annette Pehnt Présence
traduction par Aloïse Denis
Annette Pehnt Trésors
traduction par Sophie Deltin
Marcel Beyer Feuille, baraque, écorce, bordel. Claude Simon à Mühlberg an der Elbe
traduction par Cécile Wajsbrot
COnSEIL ÉDITORIAL
Nicole Bary
Sophie Deltin
Françoise Toraille
En collaboration avec
Joachim Umlauf
Nicole Colin
Anna Granier